[Tribune] Le dernier des Mohicans : Hommage à Jean-Marc Ekoh Ngyema | Gabonreview.com
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Notoirement connu comme acteur du putsch militaire de février 1964 contre le président Léon Mba, Jean-Marc Ekoh a été, entre autres, enseignant, député, plusieurs fois ministre, membre de l’Union démocratique et sociale gabonaise (UDSG) puis du Mouvement du redressement national (Morena) et, sur la fin de sa vie, membre du Conseil des sages du Gabon. Il est décédé le 3 janvier 2022 à Libreville. Il méritait «parfaitement le qualificatif de dernier des Mohicans en ce qu’il était probablement le seul survivant de l’époque glorieuse des premières années de la jeune République gabonaise», selon le Pr. Guy Rossatanga-Rignault. L’hommage de l’universitaire à l’illustre disparu. Jean-Marc Ekoh tel qu’il n’a jamais été conté.
« Hier, c’est de l’histoire. Demain est un mystère. Aujourd’hui est un cadeau ». On me pardonnera d’emprunter à Claire Pooley (Le fabuleux voyage du carnet des silences, Fleuve édition, 2000) cette belle définition de ce qu’est la vie… De ce que nous sommes tous, au-delà des âges, des origines, des convictions, des actions, des omissions et, tout simplement, de la vie quotidienne dans sa complexité qui échappe à tant de gens pour qui tout est noir ou blanc, bon ou mauvais…
Hier, c’est, en effet, l’histoire. Celle d’un homme parmi tant d’autres dont je vais esquisser les grandes lignes ci-dessous.
Aujourd’hui est bien un cadeau. Celui que m’a fait Jean-Marc Ekoh Ngyema en m’acceptant dans son intimité en faisant de moi, au gré des circonstances, son fils ou son petit fils qu’il pouvait gronder ou qui pouvait le gronder. Cadeau sans commune mesure que celui de partager, chaque fois que l’occasion se présentait, les souvenirs d’une longue vie qui se confondait souvent avec celle du Gabon.
Demain sera toujours un mystère, quoi qu’on fasse car, comme nous l’enseigne la sagesse bantu, « demain appartient à d’autres ». Ceux qui seront là demain auront tout loisir d’en parler. Je me contenterai pour ma part, de parler du hier et de l’aujourd’hui de Jean-Marc Ekoh Ngyema.
Je n’ai plus souvenance du mois mais je sais que c’était un après-midi, en 2003. Mon téléphone portable sonnait sourdement avec insistance pendant une séance de travail. Je finis par y jeter un œil distrait et vis s’afficher le nom de mon oncle Philippe Mory (père du cinéma gabonais), avant de décrocher. De sa voix de stentor, il me fit comprendre qu’il était avec son ami Jean-Marc Ekoh, pas du tout content de ce que j’avais écrit sur lui. Il me demanda où je me trouvais. A peine avais-je répondit que j’étais à mon bureau à l’université que j’entendis : « OK. On arrive ! » Moins d’une demi-heure après, on m’annonçait la présence des compères. Il était 15h30. C’est quatre heures après que nous quitterons ensemble mon bureau de secrétaire général de l’U.O.B. !
En y débarquant Jean-Marc Ekoh avait en main un exemplaire de mon tout premier ouvrage, L’Etat au Gabon, Histoire et Institutions (Editions Raponda-Walker, 2000), annoté et couvert de post-it. Je craignais le pire, car l’homme avait la réputation de n’être pas facile. Une fois assis, il m’interpella : « Ah Rossatanga ! C’est toi qui écris que j’ai fait des études universitaires ? ». Face à l’air déstabilisé que je devais présenter, il continua : « Petit, je n’ai jamais mis les pieds à l’université. Mais, je te signale que le C.C. d’Andèndè valait bien vos universités d’aujourd’hui. Donc tu n’as pas vraiment tort. En réalité, je cherchais à te rencontrer pour te féliciter d’avoir écrit ce livre qui est le premier à montrer de manière aussi détaillée l’histoire politique du Gabon ». J’étais aussi bien surpris que rassuré, et m’empressa de citer, pour ma défense, la source (française) qui m’avait manifestement induit en erreur. S’en suivront deux décennies d’un commerce intellectuel ininterrompu, sur fond d’une réelle affection filiale.
La plupart du temps, nos rencontres étaient lancées par un appel téléphonique :
- « Ah Rossatanga, tu es où ? Mory est déjà là. On t’attend !»
- « Le Vieux, je ne suis pas retraité, moi».
- « Ah… Viens dès que tu peux, avec ce qu’il faut»…
Et c’était parti pour une longue soirée où je m’abreuvais de souvenirs de ces deux monstres sacrés. Cette affection finira par être partagée par ses filles Esther et Joëlle Diane et ses petites-filles, habituées à me voir pousser le petit portail de sa résidence de Batterie IV. Qu’il me soit permis d’avoir une pensée pour Joëlle Diane et d’exprimer ici ma fraternelle compassion à Esther. Ma dernière visite remonte au 15 octobre 2021, et nous prîmes plus d’une heure pour échanger sur mon dernier ouvrage, consacré à l’histoire du protestantisme gabonais, une foi que nous avions en partage.
Qui était Jean-Marc Ekoh Ngyema ?
Celui qui vient de nous quitter mérite parfaitement le qualificatif de dernier des Mohicans en ce qu’il était probablement le seul survivant de l’époque glorieuse des premières années de la jeune République gabonaise.
Né en 1929 à Nkok-Oloa, près de Bitam, il commence ses études primaires à l’école de la mission protestante d’Ayananga à Bitam, avant de les poursuivre à l’école de la mission protestante de Mfoul à Oyem, jusqu’à l’obtention de son certificat d’études primaires en 1943. A la suite de quoi, il intègre le Cours Complémentaire de la mission protestante d’Andèndè à Lambarené, le fameux C.C. dont il était si fier et que je connaissais bien par ma défunte mère qui en était diplômée. Il en sortira en 1945 muni de son parchemin de moniteur car le C.C. était l’école normale chargée de former les enseignants des écoles protestantes quand les laïcs étaient formés à l’école normale de Mitzic.
Il démarre sa carrière d’enseignant à l’école protestante d’Angom, près de Kango, avant d’être affecté à l’école de Baraka-Mission à Libreville, en 1946. De là, il s’engage dans la vie associative au sein de la Jeunesse protestante du Gabon. En 1941, il est élu président du Conseil de la Jeunesse protestante du Gabon avant d’être élu, en 1951, Vice-Président du Conseil de la jeunesse protestante de l’Union Française.
Après une affectation à l’école protestante d’Ayananga, il reviendra à Baraka-Mission d’où commencera son engagement politique. Élu, en 1957, Conseiller territorial du Gabon pour la région du Woleu-Ntem au titre de l’Union Démocratique et Sociale Gabonaise (UDSG), il fait son entrée dans la nouvelle Assemblée Territoriale du Gabon, en même temps que d’autres célébrités de l’époque comme Eugène Amogho, Jean-Hilaire Aubame, Paul Indjendjet-Gondjout, Léon Mba, François Méyé, Vincent de Paul Nyonda ou Paul-Marie Yembit.
Après l’élection du président de l’Assemblée, en la personne de Paul Indjendjet-Gondjout, vint le moment de l’élection – qui a tant fait couler encre et salive – du Vice-Président du Conseil de Gouvernement (sorte de chef du gouvernement). A cette occasion, le Bloc Démocratique Gabonais (B.D.G.) présenta son chef, Léon Mba, et l’U.D.S.G. choisit d’envoyer au front l’un de ses jeunes loups… Jean-Marc Ekoh, qui sera battu par le futur président de la République.
Quelques jours après, l’Assemblée Territoriale allait se réunir pour désigner les douze membres du gouvernement local du Gabon qui comptera sept ministres B.D.G. et quatree U.D.S.G. :
– Pour le compte du B.D.G., Léon Mba (vice-président du Conseil, conseiller territorial de l’Estuaire) ; Paul Flandre (ministre des Finances et de l’Économie, conseiller territorial de l’Estuaire) ; Édouard Duhaut (ministre du Commerce, conseiller territorial de la Ngounié) ; André-Gustave Anguilè (ministre de la Production forestière, secrétaire-général de l’Assemblée Territoriale) ; Maurice Jourdan (ministre de la Santé Publique, conseiller territorial de l’Ogooué-Maritime) ; Vincent-de-Paul Nyonda (ministre des Travaux Publics, conseiller territorial de la Ngounié) et Paul-Marie Yembit (ministre de la Production Agricole, conseiller territorial de la Ngounié).
– Pour le compte de l’U.D.S.G., Jean-Stanislas Migolet (ministre des Affaires Intérieures, conseiller territorial de l’Ogooué-Lolo) ; Yves Évouna (ministre du Plan, conseiller Territorial du Woleu-Ntem) ; Eugène Amogho (ministre de l’Enseignement, de la Jeunesse et des Sports, conseiller territorial du Haut-Ogooué) et Jean-Marc Ékoh (ministre des Affaires Sociales, conseiller territorial du Woleu-Ntem).
Il n’y restera pas longtemps. En effet, irrité par l’impertinence du jeune ministre U.D.S.G. du Travail, Léon Mba demandera sa démission à l’UDSG qui s’y opposera. D’où la première crise gouvernementale du Gabon. Il me racontera plus tard, qu’il s’était autorisé à reprendre la parole en Conseil des ministres alors que le président Léon Mba avait déjà clos le débat ! L’UDSG décidera de quitter le gouvernement, même si deux de ses ministres se désolidariseront et resteront donc au Conseil en ralliant de fait le B.D.G.
Jean-Marc Ekoh revient au gouvernement en 1961 comme ministre de l’Education nationale avant d’être nommé Commissaire adjoint au Plan en 1963. C’est à ce poste que le trouvera le coup d’Etat de 1964 contre Léon Mba. Il devient ministre des affaires étrangères de l’éphémère gouvernement provisoire dirigé par Jean-Hilaire Aubame avant d’être arrêté avec les autres membres de ce gouvernement et les auteurs du coup d’Etat. Ils seront jugés par la Cour de sûreté de l’Etat lors du procès de Lambaréné avant d’être placés en détention à Dom-Lès-Bam . De ce séjour datera la fraternité qui le liera à Philippe Mory, qui fut ministre de la Culture dans le même gouvernement.
Après une petite traversée du désert, il revient au gouvernement comme secrétaire d’Etat à l’Habitat et à l’Urbanisme (1967), puis ministre d’Etat à l’Agriculture et à l’Elevage (jusqu’en 1973).
En 1974, il est arrêté et emprisonné avant d’être acquitté en 1980 puis de nouveau arrêté dans le cadre de l’affaire dite du MORENA en 1982, et libéré en 1985.
Protestant rigoureux, Jean-Marc Ekoh passait pour rigide sinon misanthrope aux yeux de certains compatriotes. Quand je le lui avais fait remarquer un jour, il m’avait répondu : « Si c’était vrai pourquoi tu es là ? Laisse-moi ces gens ! »
Ainsi était Jean-Marc Ekoh Ngyema : bourru et radical. Pourtant, j’avais fini par réaliser que, comme bon nombre de riches personnalités, ces traits que redoutaient beaucoup n’étaient qu’une carapace qui permettait de se protéger tout en masquant une profonde humanité.
Tout au long de sa vie, il aura connu autant le capitole que la roche tarpéienne. Mais, jusqu’à la fin, il restera conforme à la définition qu’il donnera de lui à son biographe, Bonaventure Mvé Ondo : « Je suis non conformiste et je n’ai jamais rien fait par habitude ou pour me conformer aux usages ».
Quant à moi, j’aurai voulu par ces quelques mots payer le tribut de l’affection qu’il m’a si généreusement accordée sans que je ne lui en ai jamais demandé le sens et l’essence, me contentant en l’espèce de l’adresse de Montaigne à Etienne de La Boétie : « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi ».
Guy ROSSATANGA-RIGNAULT
Professeur des universités à l’U.O.B.
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